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Editorial Lettrure 2

C'est avec une certaine émotion que nous mettons en ligne ce second numéro de Lettrure. Un peu plus d'un an s'est en effet écoulé depuis le départ de notre collègue et ami Serge qui a conçu le projet de cette revue au nom si étrange et au caractère aussi ambitieux.

Si nous avons accepté de relever le défi de maintenir ce projet éditorial en vie, c'est avant tout parce que nous sommes convaincues de l'importance des échanges entre les professionnels du champ de la littératie, qu'ils soient chercheurs, formateurs, professeurs ou étudiants. Poursuivre ce travail de diffusion, c'est contribuer à poser les jalons d'une communauté éducative que l'on voudrait voir évoluer bien au-delà des clivages recherche-formation.

À l'heure où, en Belgique, certaines politiques éducatives s'efforcent de réduire les taux de maintien dans les écoles maternelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, la question de « L'entrée dans l'écrit au niveau de l'éducation préscolaire » revêt un véritable enjeu tant sur le plan pédagogique que sociologique. Le projet « Décolâge ! », initié depuis mars 2012 par la Ministre Simonet, en collaboration avec l'Administration générale de l'enseignement et l'Institut de la formation en cours de carrière, tente notamment de promouvoir le développement de pratiques de littératie où, dès le plus jeune âge, s'entrelacent les liens entre langage oral et langage écrit.

De quoi parle-t-on ?

Avant de présenter le contenu de ce second numéro, il nous a semblé pertinent de lever l'implicite contenu dans l'expression l'entrée dans l'écrit. Selon le champ de recherche dans lequel il s'inscrit, l'apprentissage de la langue écrite va en effet porter des appellations aussi diverses qu'apprentissage initial de la lecture, entrée dans l'écrit, alphabétisation initiale... Rappelons donc brièvement les trois principaux angles de recherches qui se sont intéressés à l'acquisition de la langue écrite (Rieben, 1993 ; Fijalkow, 2000).

L'expression « apprentissage initial de la lecture » renvoie à l'approche « cognitive componentielle » (Rieben, 1993) qui s'attache à décrire les composantes de l'apprentissage de la lecture. Les premiers modèles théoriques développés selon cette approche appelée aussi « conception fonctionnaliste » (Fijalkow, 2000) envisagent la lecture comme la résultante de deux processus cognitifs distincts : les processus d'identification de mots et les processus de compréhension de l'écrit. Dans la mesure où les processus de compréhension sont (à tort ou à raison) conçus comme identiques à ceux mis en jeu dans le langage oral, de nombreuses études ont été menées en considérant la lecture sous l'angle restreint de l'identification de mots envisagé comme seul processus spécifique au traitement de l'écrit. Le rôle de facteurs tels que la connaissance des lettres ou la conscience phonologique a ainsi été mis en évidence dans des contextes souvent non scolaires. Les pratiques didactiques inspirées de cette approche tendent à préparer à la lecture par des activités qui développent des aptitudes établies comme prérequises à l'apprentissage. Dans cette perspective, l'apprentissage est conçu comme le reflet de l'enseignement.

L'expression « l'entrée dans l'écrit » renvoie à l'approche « cognitive constructiviste » qui tente de mettre en évidence par quelles élaborations conceptuelles successives l'enfant découvre les principes d'organisation du langage écrit. Les composantes de l'apprentissage de la langue écrite sont étudiées au moyen d'entretiens cliniques destinés à mettre en évidence la façon dont les enfants se représentent les relations entre langage oral et langage écrit. Pionnière de ce courant de recherche, Emilia Ferreiro (1988, 2000) décrira les hypothèses successives de correspondance entre l'écrit et l'oral élaborées par de jeunes enfants confrontés à deux types de résolution de problème : interpréter les parties d'une phrase écrite et produire des écrits (écriture créative). Selon cette approche, l'apprentissage n'est pas le reflet de l'enseignement mais résulte de l'activité du sujet face aux activités d'enseignement qui lui sont proposées.

L'invitée d'honneur

L'entrée dans l'écrit renvoie aussi à la connaissance des fonctions de l'écrit et à l'importance pour l'école de sensibiliser tous les enfants à la diversité des pratiques de lecture. Dans l'article que nous livre Emilia Ferreiro pour ce second numéro de Lettrure, elle introduit le concept d'alphabétisation initiale. Plus souvent utilisé pour évoquer l'apprentissage des personnes adultes qui n'ont pas été scolarisées, le concept d'alphabétisation peut ici surprendre. Nous voyons dans son introduction en contexte scolaire une double invitation. Invitation à reconsidérer l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, non comme l'acquisition de compétences de base, mais comme un processus au long cours, proche du concept de littératie. Invitation également à envisager les démarches de lecture et d'écriture non pas sur un mode séquentiel mais bien comme des activités interdépendantes qui permettent aux enfants dès l'école maternelle de s'interroger sur les systèmes d'écriture.

L'article présente une conception socioconstructiviste de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture qui met l'accent sur les contextes sociaux au sein desquels l'enfant accède à l'écrit. Le dispositif de recherche présenté dans la seconde partie de son article englobe le dispositif pédagogique au sein duquel les enfants construisent leur apprentissage : les échanges entre pairs et l'étayage de l'enseignant contribuent pleinement au développement cognitif des enfants. L'article souligne l'importance de la recherche-action qui permet à l'enseignant de s'interroger avec le chercheur sur les démarches et les conditions d'apprentissage dans la réalité et la complexité du contexte de la classe.

Le dossier thématique

Le dossier thématique s'inscrit dans la même perspective. Il s'ouvre sur la question du développement de l'habilité des élèves de maternelles à faire des inférences en situation d'écoute d'un texte oralisé par l'adulte. La recherche collaborative rapportée par Dupin de Saint André, Montésinos-Gelet et Morin vise à décrire les pratiques enseignantes tout en les transformant. Les interventions des élèves y sont étudiées non seulement d'un point de vue quantitatif et qualitatif mais sont analysées en lien avec le type d'étayage proposé par les enseignantes. Analysées du point de vue des gestes professionnels langagiers, les questions et interventions des enseignants constituent de véritables pistes de développement pour apprendre à co-élaborer le sens du texte.

L'article de Dupont et Grandaty décrit des pratiques de classe où les pratiques langagières en petite section de maternelle sont étudiées en lien avec les pratiques d'écriture (dictée à l'adulte) et considérées comme des vecteurs d'apprentissage. S'inscrivant dans le cadre des recherches sur le rôle des écrits et oraux réflexifs (Chabanne et Bucheton, 2002), les auteurs proposent un modèle didactique où alternent des moments où les écrits et oraux réflexifs visent à développer chez les élèves une meilleure compréhension des tâches et des objets d'apprentissages qui leur sont proposées, et des moment où les écrits et oraux réflexifs visent à travailler l'objet d'apprentissage choisi par l'enseignant et à garder une trace cognitive de l'activité des élèves. En proposant la distinction entre, d'une part, des écrits et des oraux intermédiaires et, d'autre part, des écrits et des oraux de travail, les auteurs ouvrent des pistes didactiques ciblées sur des variables cognitives telles que la posture réflexive requise par les supports écrits. Selon les sociologues, ces variables cognitives amorcent dès l'école maternelle le processus de construction de l'inégalité scolaire (Joigneaux, 2009, Beautier, Goigoux, 2004).

L'article de Martinet, Saada-Robert et Tominska, s'inscrit également en contexte scolaire pour analyser le type de connaissances mobilisées lors des interactions verbales entre élèves et enseignantes dans des situations de dictée à l'adulte. Il est donc à nouveau question de construction conjointe de certaines composantes du savoir lire/écrire mais cette fois dans une perspective longitudinale du milieu de la première année d'école enfantine (4-5 ans) jusqu'au début de la première année d'école primaire (6-7 ans). Si la segmentation du texte en mots est l'une des composantes essentielles de l'activité de dictée à l'adulte, les auteurs montrent que d'autres composantes de la lecture/écriture sont activées au cours de cette activité. Les auteurs soulignent indirectement l'importance d'inscrire les dispositifs pédagogiques dans la durée de manière à donner aux enfants le temps de se construire une signification et une représentation des objets d'apprentissage.

Ce dossier, on l'aura compris, fait la part belle à l'analyse de démarches didactiques qui mettent en dialogue les apprentissages de la lecture et de l'écriture. Chacun à leur façon les auteurs de dossier suggèrent des pistes susceptibles d'accroitre l'efficacité des dispositifs didactiques ancrés dans un modèle socioconstructiviste. Le guidage de l'enseignant et le rôle joué par les interactions entre pairs y occupent une place centrale.

Ce deuxième numéro de Lettrure présente enfin deux contributions complémentaires. La première, de Hébert et Lépine, refait le point sur la notion de Littératie dans le monde francophone, en proposant une analyse et une synthèse de ses principales définitions. La seconde, présentée par Hébert et Lafontaine porte sur l'oral réflexif dans les cercles littéraires entre pairs. Les auteurs examinent les caractéristiques cognitives, interactionnelles et discursives des interactions qui s'établissent entre les élèves au cours de cercles de lecture.

Comment conclure, sinon en lançant un nouvel appel à contribution pour un prochain numéro de Lettrure. Un prochain dossier thématique portera sur la lecture et la production d'écrits informatifs, ou sur l'utilisation des Technologies de l'Information et la Communication dans l'enseignement de la lecture - écriture, ou encore sur un autre thème proposé par un groupe de chercheurs. À vous de jouer !

Patricia Schillings et France Neuberg

Coordinatrices du numéro

PDF de l'édito